Ellas. Trois légendes espagnoles (extraits). Texte de J. María de la Selva

Intérêt
Torroella

I

Prémisses.

On dit souvent que l’Espagne actuelle est le pays le plus montagneux d’Europe, devant la Grèce. Ce refrain a de quoi surprendre de nombreux Français, qui ne connaissent de la péninsule Ibérique que ses plages les plus septentrionales, ou bien quelques grandes métropoles atteintes à vol d’avion, occasion d’un petit somme ou d’une grille de mots croisés.

Le voyageur s’écartant de ces sentiers battus pour pénétrer les terres hispaniques les plus traditionnelles connaît quant à lui cette réalité. Il se tient à l’écart des principaux itinéraires tracés par des guides touristiques sponsorisés ou dont on peut se demander si les rédacteurs ont réellement foulé le sol du pays qu’ils décrivent. Même depuis les grandes plages de la costa del sol et de la costa dorada, ou depuis les criques enserrées de la costa brava, il ne faut pas rouler longtemps pour gravir des sommets d’autant plus imposants que l’on sera parti du niveau de la mer, les pieds dans l’eau.

Alors que dire si l’on se dirige vers les hauteurs cantabriques, les monts Europe et les sources de l’Èbre… ? Nous nous figurons d’ordinaire que les bœufs s’avéraient nécessaires dans les pays d’élevage, il n’y a pas si longtemps encore, pour rentrer le foin au fenil ; mais en divers lieux de la haute Espagne, comme au Prao concejo de Tudanca, les bœufs ne tirent pas les charretées d’herbes, servant au contraire à les retenir, de peur que les chargements n’aillent s’écraser sur les maisons du village en contrebas après avoir pris tout l’élan d’une pente considérable.

L’histoire que nous allons vous raconter ne se passe pas à de si hautes altitudes. Elle ne compte pas avec des dénivelés aussi marqués, mais prend place fort près de chez nous, à l’extrémité nord-est de la péninsule, non loin des Pyrénées. Il s’agit de l’un des territoires les plus anciennement peuplés de la vaste presqu’île. Au lieu exact dont nous parlons, après quelques habitats préhistoriques, un peuplement s’est peu à peu constitué autour d’une villa romaine, nommée comme telle jusqu’au viiie siècle de notre ère. celle-ci jouxtait la route reliant la cité gréco-romaine d’Empuries à celle d’Ullastret, ibère d’ossature.

Les Arabes ne firent qu’y passer, sans se fixer ni laisser la moindre trace sur place, si ce n’est une profonde restructuration politique. On imagine de nombreux habitants quitter les lieux avant même l’irruption des Maures, puis ceux-ci causer exactions et dégâts, non pas nécessairement à l’endroit qui va attirer toute notre attention, mais du moins dans les alentours. Ils ruinèrent diverses cités et saccagèrent des moyens de production, – ce qui suffisait à donner un violent coup d’arrêt jusqu’aux peuplements épargnés par l’ancêtre du cimeterre.

Intégrée au comté d’Ampurias (qui a donné son nom à tout l’Ampourdan), au sein de la Marche hispanique, la zone – nommons-la : le Montgrí – fit ensuite partie de l’empire de Charlemagne. Le château, sans doute fort humble, qui se dressa dès cette époque, réattira des populations qui se fixèrent tout autour, peut-être en nombre plus important que jamais.

[…]

II

Anno Domini 1299.

À deux pas de la Grande Bleue, qui était en ce temps-là plus haute que de nos jours et recouvrait une bonne partie des côtes que nous lui connaissons à présent, imaginez-vous un petit massif collinaire, voire même montagneux, coupant l’eau salée de la plaine littorale de l’Ampourdan. Montgrí est son nom, et les îles Mèdes lui répondent timidement au large. Des forêts, taillis ou garrigues recouvrent d’un sombre manteau vert-de-gris les cimes de ces collines, sauf pour les excroissances les plus importantes, tout à l’ouest, qui se distinguent par leurs rocailles abondantes.

Il fallait les voir, ces ballons, depuis la platitude de l’occident… ! On ne pouvait imaginer qu’un glissement tectonique naturel eût accouché de bourrelets aussi proéminents, sans accidenter en rien leur pied gauche… Les principaux sommets dépassaient à peine les trois cents mètres d’altitude, mais à leur base on ne se trouvait que dix ou vingt mètres au-dessus du niveau de la mer.

Bernard de Llabià était satisfait de l’avancement des travaux. Ses aspérités arasées, l’îlot le plus proche de la plaine, dominant la ville royale fortifiée dont il assumait le gouvernement, avait bien perdu quelques demi-vares à son faîte ; mais la belle courbe qu’il dessinait faisait un très bel effet, vu d’en bas. Ce rabaissement s’était en outre avéré nécessaire pour trouver le maximum de matériaux sur place. Les pierres calcaires étaient taillées au lieu même de leur extraction puis de leur utilisation, – et nul besoin de préciser qu’aucune de ces trois tâches ne fut jamais une partie de plaisir. À l’ouest comme au nord et au sud, on voyait cette éminence à plusieurs dizaines de kilomètres de distance, d’autant que la contrée jouissait d’un climat avantageux, toujours ensoleillé et sec, sans grande nébulosité dans les airs.

Bernard de Llabià… Ce brave homme, très jeune pour l’ampleur des responsabilités qui lui étaient confiées, cumulait le gouvernement ô combien stratégique du port royal du Montgrí avec ses propres titres nobiliaires de famille. Il devait sa charge à ses dispositions natives, mais aussi à la fidélité séculaire de ses aïeux, ainsi qu’aux bons et loyaux services prêtés par ses parents à la couronne aragonaise. Par ailleurs, il était seigneur de Llabià, infime village castral dont sa maison tirait son nom, situé à mi-chemin entre le ci-devant peuplement ibère d’Ullastret et le siège de son gouvernement.

[…]

« C’est bien aimable. Étant moi-même seul au monde de ma maison, je ne vous en aurais pas voulu de me cacher les vôtres.

— Eh bien, je ne suis pas loin d’être seul, moi aussi… Les présentations ne seront donc pas bien longues ; et, je le répète, elles ne sont que pour la forme, pour vous marquer ma déférence. Me voici grison : vous vous doutez bien que je n’ai plus ni père ni mère en ce monde, et le malheur m’a fait perdre jusqu’à mon épouse. Je ne vous ferai pas l’affront de vous nommer un assez proche parent que vous me connaissez, et que je ne fréquente ni ne vois presque plus depuis que j’ai convenu de m’installer dans cette seigneurie que ce cousin, beaucoup plus jeune que moi et lui aussi veuf par un coup du sort, s’est cru obligé de me concéder. Esprit de famille, sans doute… Bref, j’ai la joie d’être entouré de braves serviteurs en guise de familiers – dit-il en esquissant un signe de tête par-dessus son épaule gauche, pour désigner les deux domestiques présents quelques coudées en retrait –, mais cette consolation-là, qui est déjà beaucoup, ne vaut rien en comparaison de l’enchantement que me prodigue ma fille unique.

— C’est une bien grande grâce que le seigneur vous a faite, de vous prendre votre épouse, mais de vous en laisser la chair de la chair, qui est aussi le sang de votre sang… coupa Llabià, histoire de dire quelque chose et de ne pas laisser le vicomte seul à monologuer.

— Oui, vous avez raison… »

Puis, s’adressant à un quadragénaire aux cheveux bruns mi-longs, qui attendait son commandement :

« Jacques, allez donc chercher votre maîtresse. »

À peine le domestique fut-il parti, que le gouverneur du Montgrí demanda à son hôte dans un chuchotement :

« Et quel âge a votre fille ?

— Vingt-quatre ans, fraîchement acquis.

— Be s’ennuie-t-elle pas trop dans ce petit village sans beaucoup d’agrément… ? s’enquit Bernard de Llabià, qui affichait pour sa part la trentaine bien sonnée.

— Certes, Verges n’est pas la cour ni un centre de divertissements ; mais que demande-t-on à une jeune demoiselle de bonne naissance, si ce n’est de tenir son rang et de se préparer à être femme de seigneur et mère de chevaliers ? Je ne pense pas que c’est vous qui me conseilleriez de l’envoyer, pour sa formation, devenir courtisane à Empuries… Et vous savez bien que les cours du comté de Barcelone et du royaume d’Aragon nous seraient fermées ; tandis que Cardona, avec son château isolé du village et ses montagnes qui ne sont riches qu’en taillis, est beaucoup plus retors que ce castelnau… Il n’y a rien de conséquent à plusieurs lieues à la ronde, et c’est à peine si des voyageurs passent par là pour se rendre à Manrèse (pour les rares à aimer le rupestre), depuis des bourgades que vous ni personne ne connaissez. Autant vous dire que nous n’y recevions jamais. Pour tout vous avouer, je crains d’avoir tué mon aimée en lui imposant cette retraite austère… Le site de Cardona m’est une épine dans le cœur, le sanctuaire de mon veuvage. Je me trouve plus jovial d’être ici, à Verges, tout comme ma fille. »

Son voisin ne savait que répondre, quoiqu’il ne pût qu’opiner. lui-même aurait bien du mal à regagner ses pénates de Llabià, hameau beaucoup plus petit que Cardona, mais situé dans une ambiance infiniment plus agréable. Peu coutumier de tels épanchements, il craignait que le nouveau sire de Verges ne se montrât aussi prodigue en palabres que pour pousser son homologue à faire de même, en dépit d’un accent que l’on aurait jugé plus que sincère.

Après avoir laborieusement cherché quelque incise à insérer dans la conversation, le gouverneur remarqua :

« Vous avez bien raison. La place d’une demoiselle de bonne famille est auprès de son père, quand elle est orpheline de mère. On ne veille jamais avec l’attention suffisante sur de tels trésors. Bien souvent, ce n’est qu’après une catastrophe ou une manifestation d’ingratitude que l’on regrette de ne pas en avoir fait assez… »

Il ajouta, à l’issue d’un silence de quelques secondes :

« Peut-être me trouverez-vous pédant de parler de la sorte, moi qui suis un célibataire de plus en plus endurci. Je ne parle pas en vertu d’une expérience qui me serait propre, mais plutôt de l’autorité de vieilles notabilités que j’ai toujours tenues pour des modèles, et ce aujourd’hui encore, même si certaines ne sont plus des nôtres. »

Tandis qu’il terminait sa phrase, le serviteur entre deux âges revint dans la salle du festin, suivi d’une jouvencelle tout à son avantage, parée de façon à la fois riche et discrète. Sa robe longue et ample, dotée de plusieurs couches, de toile écrue lisérée d’or, cachait jusqu’à la naissance de son cou et retombait sur ses chevilles de même qu’elle recouvrait ses poignets. Sans épouser aucune forme, elle mettait en valeur la taille haute et élancée de l’héritière de Verges. Les épaisseurs supérieures du vêtement étaient si généreuses en textiles et en fioritures brodées ou filées, que la poitrine paraissait presque inexistante, phénomène qui faisait d’autant plus remarquer des épaules solides et droites, sans être trop larges.

Aucune expression spécifique ne transparaissait sur le visage de la jeune fille, comme blasé. Sa bouche formait un trait à l’horizontale, sans sourire ni marque de dédain. Ses yeux verts, mi-grands, aussi indifférents eux-mêmes qu’ils ne laissèrent pas Bernard de Llabià indifférent, se vitrifiaient dans une fixité à peine troublée par les battements, lents et espacés, des paupières. Et sa peau, beaucoup plus claire que celle de toutes les habitantes du village contraintes de travailler au grand air – à croire que la vergeoise devait son nom aux paroissiens de Verges –, n’était pas vraiment blanche, de par sa race. On devinait simplement qu’on lui ménageait les expositions ensoleillées et qu’on lui prodiguait de l’ombre à chaque sortie, pour faire bon effet en famille ou en public, – car on préférait forger une dame d’intérieur. Les grands de ce monde trouvaient à se différencier dans ces vanités, tels les grains de beauté factices de siècles postérieurs… Pourtant, le rendu n’en était pas désagréable, à en croire l’émerveillement du gouverneur du Montgrí : il trouvait la señorita éclatante. La crème de son habit rehaussait effectivement l’éclat de son épiderme ibérique, de même que ses cheveux tout lisses, châtains plutôt que bruns. Noués sommairement, ils manifestaient une absence certaine de coquetterie, comme tout le restant de cette mise féminine et du maintien afférent signalait une prude réserve.

Ce jour-là, un œil sagace aurait pu apprendre que les coups de foudre existaient aussi dans ces pays brûlés où il ne pleuvait que quatre ou cinq fois par an, et dont les tourmentes, craintes par les indigènes, eussent fait pleurer de rire atlantes et marins.

« Voici donc ma fille… »

À ces mots, celle-ci se saisit légèrement, de ses deux mains, des flancs opposés de sa robe. Elle esquissa une demi-révérence, de telle sorte que seules certaines parties de son corps se murent, tandis que son vêtement restait de marbre. La froideur manifeste de cette faible inclination eût déconcerté tout étranger, mais elle passait pour normale entre espagnols bien nés. Toute pratique différente eût scandalisé.

Bernard de Llabià ne comprit, ou n’entendit même pas, le prénom qui lui fut annoncé. Il ne fit point davantage cas des titres pompeux qui lui furent accordés pour le présenter, lui, à la damoiselle de Cardona.

« Je suis ravi de faire la connaissance de l’âme de ces lieux… » finit par balbutier le gouverneur, après s’être levé et sensiblement incliné, comme l’étiquette l’exigeait.

« Rasseyez-vous donc, rasseyez-vous… fit Cardona en décrivant un arc de cercle de sa main droite, voyant que son invité d’honneur restait debout, tout penaud. Il se fait tard, vous allez devoir bientôt repartir pour le Montgrí, surtout que vos amis ne pourront pas, à ce que je crois, nonobstant leurs excellentes montures, cheminer au retour aussi vite qu’ils le firent à l’aller… »

Ébauchant un tendre sourire afin de souligner sa boutade, il ajouta, se tournant vers sa fille et lui faisant signe, de la tête, de venir le rejoindre :

« Ma petite chérie va nous tenir compagnie dans ces derniers instants où vous nous honorez de votre présence. Le temps passe si vite… les bons moments sont si courts… ! J’espère que vous nous ferez le plaisir de revenir nous voir, aussi souvent que cela vous plaira, et sans qu’il soit besoin que je vous adresse une invitation en bonne et due forme pour créer chaque occasion. Je ne vous promets pas, en revanche, de pouvoir vous recevoir à l’impromptu avec si grande pompe, mais comptez sur nous : nous tâcherons toujours d’être les plus honnêtes hôtes qui soient. Si j’étais seul, je ne m’avancerais pas avec une telle témérité ; mais vous voyez que je puis compter sur une maîtresse de maison sans pareille !

— Certes ! » ne manqua d’agréer le représentant du roi.

Puis, à rebours des plans mûris avec des tiers et qu’il avait eu l’intention d’exécuter sans une anicroche jusqu’à ces minutes extatiques :

« Tenez pour sûr que je ne manquerai pas de satisfaire votre volonté en ce point. Je reviendrai prochainement vous voir, et régulièrement je l’espère. rassurez-vous, je ne demanderai rien d’impossible à vos cuisiniers. Le charme de votre conversation et de votre commerce me suffira amplement. »

Le seigneur de Verges sourit de contentement, tandis que sa fille ne bronchait pas : elle semblait absente, impassible. Le gouverneur, qui n’avait guère levé les yeux sur ses deux interlocuteurs de toute sa tirade, reprit à l’issue d’une pause des plus brèves :

« Vous savez cependant que je suis fort occupé, et que mes obligations ne désempliront pas avant plusieurs années ou semaines d’années… mon devoir ne me donne pas la liberté ni le loisir de m’absenter du Montgrí selon mes envies ou mes humeurs. Je n’ai que les jours que dieu et son église me donnent à sanctifier, pour penser à des choses autres que mon gouvernement.

— Votre abnégation vous honore, monsieur. Il est heureux que le seigneur ait donné une journée à sanctifier tous les sept jours, sans compter toutes les fêtes de précepte. Je ne voudrais pas vous forcer la main, mais sachez que vous ne serez jamais de trop chez nous en venant nous visiter et nous entretenir une fois par semaine. Ici, la grand-messe en l’église paroissiale Saint-Julien-et-Sainte-Basilisse est à neuf heures : c’est un peu tôt en morte saison, mais tout à fait à votre portée dès que les jours sont généreux. La distance entre Verges et le Montgrí est dérisoire ; la contrée n’offre pas beaucoup d’agréments, hors la chasse et la vie champêtre ; et mijoter sans cesse entre les bornes de son gouvernement peut s’avérer dangereux, entre les courtisans et les traîtres, entre les flatteurs et les fourbes… »

Repensant aux hypothèses établies de concert avec les jurisconsultes de la couronne d’Aragon et à la possible fourberie de son amphitryon, Llabià ne répondit pas tout de suite. Une main sur la table, l’autre sur son genou gauche, et les pupilles dans le vague, il réfléchissait, pris entre sa raison et son désir, entre le bon sens et la passion.

Le retour tonitruant de ses compagnons le tira de sa réflexion. La lumière de l’après-midi commençait à faiblir. Le soleil continuait d’avancer dans sa course vers le Finisterre occidental. Toujours assis, l’homme le plus puissant du secteur se redressa, puis il se leva d’un bond :

« Eh bien, je crois que le moment est venu de nous quitter, en vous remerciant le plus chaleureusement du monde pour l’aimable charité qui vous a conduits à nous convier ici aujourd’hui… »

Ce disant, il inclina son cap de quelques degrés, la seule chaleur – outre celle de l’astre du jour – que permît le sol hispanique en ce temps. Ses suivants se confondirent en remerciements, avec moins d’économie, plus qu’heureux de s’en être donné à cœur-joie dans leur sustentation. Puis ils quittèrent les lieux, laissant Bernard de Cardona seul avec sa progéniture et ses gens.

[…]

Maella

I

Il n’était pas rare que la campagne et les ruelles du bourg castral fussent désertées de longues heures d’affilée, pendant la plus grande partie de l’année. La pénurie d’arcades au centre du village n’offrait aux habitants qu’une ombre fugace, dans des sentes étroites, malodorantes et encombrées de saletés. Seules les pluies diluviennes apportées par les tourmentes toilettaient les embasements des maisons difformes et épuraient la terre battue des chaussées que l’on n’avait pas encore pris la peine de paver. Ne connaissant rien d’autre, on se satisfaisait de cet entrelacs de pousterles et de boulevards larges comme des manches de bêche ; nulle place n’avait été percée, de sorte que la modeste bourgade de San Esteban formait, au milieu de la plaine, comme un bouclier, compact et légèrement concave, posé sur un tertre et opposé à l’impitoyable soleil qui avait achevé de ruiner les steppes incultes héritées de razzias à répétition.

Cela dit, il ne fallait pas courir bien loin pour s’extirper de ce mélange de briques d’argile crue, naturellement cuite par la bienveillance divine aux rayons d’un soleil incomparable. Même si la localité, qui ne comptait que trente hères affamés à l’orée du xiiie siècle, s’était peuplée et élargie depuis que les raids mauresques s’étaient espacés puis raréfiés, elle ne conservait qu’une taille modeste. Sur sa colline, se dressait la modeste chapelle Saint-Étienne, dominée par un haut et rustique château légué par les chevaliers de Calatrava. À ses pieds s’étendaient jardins et vergers, mais sans grand arbre élancé ou à la frondaison ample qui projetât une ombre digne de ce nom. Cette lisière de verdure n’était que relative avant le beige cendré d’une cuvette aride qui s’étendait à perte de vue, cuvette où des moutons faméliques s’efforçaient de brouter quelque herbe sèche. On commençait tout juste à planter ou replanter les oliveraies molestées et arrachées au long des siècles passés. tout restait à faire ou à refaire.

L’affliction silencieuse dans laquelle avaient été plongés ces espaces n’attirait que les pauvres benjamins des familles les plus misérables des principautés voisines, happés par l’illusion de quelques arpents de terre et par le mirage projeté par la rivière Matarranya. cet affluent avait plus de sables que d’eaux à prodiguer, mais sur ses berges limoneuses on arrivait malgré tout à cultiver le peu de blé qui, joint aux amandes et au miel, constituait l’essentiel de l’alimentation locale.


Si d’avril à octobre un calme étourdissant régnait sur les heures les plus chaudes de la journée, en tranchant avec l’animation du grand matin et le bouillonnement des soirées, il avait de quoi étonner en hiver.

En ce début du mois de mars, en effet, toutes les conditions étaient réunies pour que les hommes de labeur pussent vaquer à leurs travaux harassants de l’aube jusqu’au couchant, tandis que les dames étaient à même de nettoyer leur linge au lavoir dérivant les eaux du Matarranya sans craindre d’insolation en route ni de manquer d’eau dans le grand bac de pierre.

Toutes les maisons de San Esteban étaient fermées comme au beau milieu du mois d’août ; pas un bruit ne se faisait entendre, ni un mouvement percevoir, si l’on exceptait deux ou trois chats errants, rachitiques, et des passereaux souillant, qui leur museau, qui leur bec, dans les immondices des venelles. Les champs alentour répondaient à ce tableau pétrifié par un silence tout aussi déroutant, comme si toute âme qui vécût eût abandonné ces terres désolées.

[…]

« J’atteindrai bientôt l’âge auquel Notre-Seigneur Jésus-Christ a commencé sa vie publique : je peux bien vouloir me sacrifier à sa suite !

— Oui, mais son sacrifice fut souverainement fructueux… Qu’en sera-t-il du tien, en revanche ? remarqua un homme à la chevelure poivre et sel, qui paraissait être le plus âgé du groupe.

— Grrr ! vous avez toujours le dernier mot, avec votre prudence du monde… »

Les veines du cou de Rodrigue se déployaient à fleur de peau. La pression qui s’exerçait sur ses mâchoires serrées semblait devoir les arracher. Il marchait en rond, d’un pas lourd et violent, manquant d’écraser une poule dégarnie au passage, en furie, la peau plus rouge que brune désormais, l’air d’un taureau brave excité par quelque harpon.

Rodrigue s’arrêta soudain. Sa physionomie reprit aussitôt des traits dignes du plus inoffensif des agneaux.

Une jeune fille approchait de la cour, qui était délimitée d’un côté par la maison et, sur ses autres flancs, par un fort bas muret en pierres sèches disparates, s’éboulant et requérant fréquemment des colmatages en urgence.

L’approche de la seule créature féminine qui manifestât sa présence sur l’aire, suffit à calmer l’agitation fébrile qui remuait la compagnie. Rodrigue, le fauve le plus farouchement ensauvagé de la troupe, fut apprivoisé sans autre expédient que sa seule considération.

Toute droite, les mains jointes, elle prononça sentencieusement quelques mots à l’attention du maître des lieux :

« L’on m’a mandée pour vous détourner de commettre quelque absurdité. Pour l’amour de dieu, je vous conjure de ne pas prendre de risques inconsidérés et de ne pas exposer inutilement votre vie, ni celle de vos amis, – ni la mienne, au surplus. »

La pucelle était de peau très claire, sur laquelle un peu de rosé veinait une blancheur marmoréenne. Cette particularité, ajoutée au blond ambigu – brillant et sombre tout à la fois – du froment de sa toison, déparait cette mortelle de toutes ses semblables à plusieurs centaines de lieues à la ronde. Or, le champ d’action des gens de la comarque ne s’étendait pas aussi loin.

Sans attendre de réponse, l’apparition tourna le dos et s’en repartit avec majesté, aussi silencieuse qu’elle était arrivée. Tous contemplaient son maintien empreint de noblesse tandis qu’elle s’éloignait, jusqu’à ce que sa silhouette s’évanouît derrière la ligne d’horizon.

[…]

Dès les premiers bruissements, la rage de l’oppresseur s’était décuplée. Jamais il n’aurait cru que l’on se permettrait de glisser un grain de sable dans les rouages de sa machine lugubre ou qu’un contretemps à visage humain se présenterait pour le déranger dans ses basses jouissances.

Le premier élan de son cœur inhumain fut de lancer : « Saisissez-vous de cette scélérate ! Faites-la monter et tenez-lui les paupières ouvertes de force, qu’elle voie rouler cette tête… avant que je ne lui réserve le même sort. »

De tels propos restèrent cependant dans sa gorge, avortés. Il demeurait aphone. L’apparition s’imposait. La propreté de sa mise toute de clair tissée, son candide abandon, le contraste que proposait sa crinière de paille par rapport à la noirceur du poil local, et la pâleur de son épiderme tranchant avec la basane crasseuse de la paysannerie environnante, laissèrent sans voix le capricieux dictateur.

Il n’y eut qu’un petit oiseau pour troubler cette scène figée et la traverser de son vol rapide. La multitude ne bougeait ni ne bronchait. La vierge ne cillait pas, toujours à moitié prosternée, probablement les yeux fermés comme si elle formulait quelque prière suprême. L’attente devenait insoutenable. Le triste sire ne disait toujours mot.

En son for intérieur, les passions les plus opposées entraient en lice et se disputaient sa volonté. Parmi celles-ci, l’envie de châtier la trouble-fête comptait parmi les plus naturelles à son caractère, tout comme le désir peccamineux d’abuser d’une proie si facile. Quelque chose pourtant, qu’il ne parvenait pas à se décrire précisément, l’empêchait de concrétiser ces vils desseins. Son bras, si lourd d’ordinaire, et prompt à s’abattre, s’entêtait dans la paralysie. La beauté tragique de la trublionne, la singularité de cette fille d’Ève, unique entre toutes, touchaient des fibres insoupçonnées dans une poitrine qui n’avait jamais battu que pour la violence et de fureur.

Les pensées contradictoires se succédaient dans l’esprit du hobereau. Sa raison lui intimait d’agir, et au plus vite, pour trancher dans le vif, selon son habitude. L’inaction, qui ne durait déjà que trop, le décrédibilisait auprès de ses tributaires. La logique lui commandait de ne pas paraître fléchir plus longtemps en prolongeant ses hésitations. Quel parti prendre ? Quelle solution privilégier ? et quelle mort, peut-être, infliger… ?

Mais un cœur qui s’était contenu des années si nombreuses, se rebellait désormais. Déjà des yeux avertis auraient pu remarquer que sa chamade ondoyait jusqu’au pourpoint. La hache, qu’il tenait de la main droite par le bout du manche, appuyait sa tête sur le bois de l’estrade.

Toujours incertain, le seigneur prit une résolution, le meilleur compromis entre tous ses sentiments et velléités les plus disparates. Son visage recouvra la physionomie qui seyait à sa réputation, avec ce rictus du coin gauche de la bouche qui annonçait le pire :

« Menottez-la et catapultez-la dans la charrette de mes prisonniers ! remettez-y aussi ce larron-là », fit-il, autoritaire, en signalant du menton le Rodrigue toujours assujetti au billot.

Le nobliau se déchargea de sa hache entre les mains de son aide. Renfrogné et ténébreux, il descendit de l’échafaud pour regagner son char, sans un mot de plus à l’attention de ses hommes qui s’adonnaient à toutes les hypothèses.

[…]

« Mais à une condition… reprit le tortionnaire. Et cette seule et unique condition, c’est que… c’est que… vous m’accordiez votre main ! »

La stupéfaction des gardes témoins de ces faits, et qui connaissaient bien leur amphitryon dont les exactions et le mode de vie leur assuraient une existence agréable, fut encore surpassée par l’horreur qu’ils perçurent sur le faciès de la vierge effarouchée.

Ces premiers se confondaient en conjectures : « Serait-il tombé subitement amoureux, d’un amour fou, pour s’abaisser à courtiser cette gueuse dont il pourrait s’emparer sans coup férir ? » « Est-il en train d’ajouter quelque torture psychologique à son arsenal richement fourni en supplices corporels du dernier raffinement… ? » Leurs méninges travaillaient à plein régime pour faire la part du probable et de l’improbable.

Elle, qui s’attendait aux pires souffrances plutôt qu’à une telle proposition, s’était décomposée en une fraction de seconde. La tête qu’elle avait relevée, les yeux qu’elle avait rouverts, de même que sa bouche dessinait un petit cercle interloqué, c’était cette fois-ci d’ébahissement et de terreur. Son échine se secouait, tous les membres de son corps tremblaient. Ses pupilles oscillaient, manquaient de loucher. Elle contemplait le vide, le néant qui se présentait à elle. Pire : elle entrevoyait l’abomination de l’existence qu’on lui offrait.

Bien des images se succédèrent dans sa mémoire. Le certain, c’était qu’elle aimait Rodrigue et qu’elle détestait, comme tout le monde, et même comme ceux qui se sustentaient sans vergogne à son râtelier, ce triste sire qui battait tous les records de cruauté. L’incertain, c’était ce qu’il adviendrait en cas d’un refus de sa part. Elle ne craignait certes point pour elle, mais pour son aimé. Et dire que seuls quelques mois la séparaient de son mariage avec Rodrigue… !

« Dois-je renoncer à cette union et me sacrifier en m’abandonnant à cette brute… ? »

María frissonnait en songeant à cette éventualité, mais ses convulsions n’avaient plus de mesure quand elle imaginait l’exécution sanguinaire de son fiancé. De vieille souche et de bonne éducation, elle avait beau considérer la rupture de fiançailles comme un crime de parjure, elle avait beau se dire qu’un Espagnol – et a fortiori une aragonaise têtue comme ses mules – n’avait qu’une parole et ne se dédisait jamais, elle ne voulait point prendre le risque de voir la tête de son Rodrigue rouler sur les planches et finir sa course macabre entre les plis de sa robe jusque-là immaculée…

Alors qu’elle priait fugitivement son ange gardien, elle reçut une inspiration soudaine. Un éclair traversa ses yeux, qu’elle releva et qui le reflétèrent à tout observateur perspicace. L’air assuré, mais un trémolo dans son expression, le tendron répondit :

« Ce que vous me demandez… me prend de court. Me permettez-vous de prendre l’air et de réserver ma réponse jusqu’à la tombée de la nuit ? »

Ses iris se firent suppliants pour appuyer cette requête. Le maître de céans, ne s’attendant pas lui-même à ce que sa pâture dît oui ou non si tôt, fut pourtant, l’espace d’une minute, hésitant. « Et si elle courait au suicide… » Il se résolut enfin à condescendre à la supplique, qui ne lui réservait objectivement aucun autre risque : « Soit… ! glissa-t-il avec un soupir. Si vous en avez besoin… j’ai pour ma part un otage dont je connais le prix à vos yeux. Je ne vous demande aucun autre gage, ce serait inutile. »

Et il ajouta, malicieux :

« Si votre réponse n’arrive pas avant la nuit tombée comme convenu, je vous promets qu’il est un coquin qui commencerait aussitôt son agonie… »

À nouveau ébaubie par tant de méchanceté gratuite et assumée, sachant que l’on pouvait prendre le despote au mot en de telles matières, la pucelle eut un réflexe d’écarquillement, la bouche bée. Elle se reprit sans tarder et tourna les talons.

Sur un signe du châtelain, deux gardes l’escortèrent, tâche dont ils s’acquittèrent jusqu’à la sortie du château fort, de façon à ce que le guet ne s’étonnât point de cette prompte remise en liberté, événement inaccoutumé dans la seigneurie.

Enfin laissée à elle seule sur l’esplanade du châtel, María s’éloigna à pas lents, le crâne surchargé de projets antinomiques. Le poids de la responsabilité que lui imposait le dilemme à trancher l’écrasait. Ses épaules se voûtaient sous le choc d’un choix impossible ; ses bras ballaient comme s’ils étaient sans vie. La fierté hispanique désertait sa silhouette, qui paraissait un fantôme aux quelques passants qui s’étonnaient de cette réapparition par trop improbable.

« Que dois-je faire ? Je dois bien me décider… »

La pauvrette ne voyait aucune des personnes qu’elle croisait. Elle redressait de temps à autre son chef, mais seulement pour aviser un horizon imaginaire, en quête d’une illumination inopinée. María avait gagné un répit jusqu’au soir, mais le plus dur était toujours devant elle.

« Si je ne réponds pas, Rodrigue mourra… Si je réponds par la négative, il en sera de même… Si j’accède au désir de notre bourreau, demi-renégat qui plus est, une vie de parjure et de malheur m’attend, mais Rodrigue vivra, – si tant est que notre seigneur soit fiable. ai-je donc vraiment le choix ? Y a-t-il une autre solution ? ou alors… ou alors… »*

VIII

La créature souffrante arpentait les ruelles les plus centrales du village. Elle errait sans but ni cohérence. Au gré des venelles qui suivaient des lignes courbes entre autres circonvolutions, elle revenait, de temps à autre, vers son point de départ, ou peu s’en fallait, soit l’épine qui écorchait son cœur ; mais c’était aussi la geôle dans laquelle languissait son aimé.

À l’occasion d’une de ces pérégrinations circulaires vécues dans une demi-conscience, son esprit jouit d’un regain de lucidité et reconnut la bâtisse massive qui se retrouvait si près d’elle. Gagnée par l’effroi, elle tressaillit et courut se réfugier dans l’église paroissiale qui lui proposait son asile à deux pas, à main droite.

Là, dans l’obscurité du lieu de culte, elle se croyait comme protégée sous le manteau de sa Mère du Ciel et celui du saint auquel il était consacré : le protomartyr Étienne.

L’édifice, de facture romane et globalement simple, consistait en une nef unique, fermée par une abside en hémicycle. La voûte, qui agrémentait d’un peu d’espace et de volume un ensemble plutôt sombre, déployait ses nervures autour d’arches festonnées.

« Lui, au moins, n’eut qu’à agréer le choix tout fait qui se présentait à lui. Ou bien mourir à l’ici-bas pour Dieu, ou bien renier le créateur et tuer son âme propre… comment aurait-il pu ne pas adopter le premier terme ? »

De fait, au-dessus du chœur, une fresque didactique dépeignait le couronnement du pèlerinage terrestre du diacre célèbre, entre son enlèvement au berceau par le diable à gauche et – au mépris de l’ordre chronologique propre au Moyen Âge qui préférait donner la part belle au sens – son ordination diaconale par saint pierre à droite.

La scène de la lapidation exposait un saint Étienne auréolé et à genoux, pas tout à fait au centre du cadre, mais un peu décalé sur la droite, impassible et en pleine prière. Autour de lui s’agitaient des individus, qui brandissant des pierres, qui se baissant pour en ramasser. Leurs traits peu amènes, leurs cheveux en frisottis pour certains, leurs couleurs variées, désignaient clairement le peuple déicide pour coupable, plus les disciples de Mahomet que l’on tenait volontiers pour ses continuateurs, dans cette Espagne laissée exsangue par les tribus plus ou moins nomades de la Berbérie.

Ce saint Étienne, vêtu de ses habits et ornements liturgiques diaconaux, n’était cependant pas le point focal de la peinture. En son centre, en effet, tant verticalement qu’horizontalement, un homme barbu et dégarni se démarquait, à la physionomie plus douce que celle des neuf à douze méchants qui voletaient autour du martyre. Assez bellement drapé et au regard presque attendri, en arrière par rapport aux tueurs dans un balbutiement de perspective médiévale, et donc plus près des murs de la Jérusalem terrestre qui occupait la tranche haute de la représentation, il s’agissait de Paul de Tarse, mais sans auréole pour l’heure.

« Mais moi… mais moi… et lui… et l’autre… comment choisir… ? Que dois-je faire ? »

Point n’avait été besoin de lui apprendre à lire pour lui enseigner les gestes des grands saints et pour qu’elle connût à merveille les parfaites légendes du saint patron local. L’enviant dans son sort d’une netteté imparable, elle fondit en larmes sur le sien, tout en dents de scie.

« Seigneur Dieu, aidez-moi… éclairez-moi ! »

María tourna ensuite la tête vers une série de fresques, non plus de l’absidiole, sinon dans la nef. Ces couleurs a tempera décrivaient une persécution d’un tout autre type, un thème étonnant en pareille contrée.

« Non Angli, sed Angeli ! » s’était écrié un Romain, sur le forum, un beau jour du vie siècle finissant. Le patricien en question resterait dans les annales de l’Histoire et du sanctoral sous le nom de saint Grégoire le Grand. En ce temps-là, il n’était pas encore pape, et l’esclavagisme persistant de la civilisation romaine sur son crépuscule lui faisait découvrir de jeunes angles capturés en Bretagne et vendus à l’encan.

Jeunes et beaux, à la crinière blonde et brillante, à la peau d’un blanc étincelant, avec des prunelles claires, ils ne pouvaient qu’attirer l’attention curieuse des populations de Rome. L’effet produit devait être exactement le même que celui de notre fiancée éplorée auprès des habitants de San Esteban et du sire châtelain.

Il se soufflait de plus que certains naturels de la paroisse comptaient parmi leurs ancêtres des chevaliers anglais qui avaient abondé la reconquête du concours de leur foi et de leurs armes ; car si la fresque murale désormais contemplée par María ne représentait pas la scène de Grégoire ier sur le forum de la ville éternelle, elle contait bel et bien des faits intervenus en Angleterre, au ixe siècle.

La pleureuse arrêta son regard sur sainte Æbbe, abbesse du monastère de Coldingham et protagoniste principale du tableau. L’histoire se passait en 870, au moment où des normands païens envahissaient l’île célèbre de la plus sauvage des manières.

Sous une image de la vierge marie, Æbbe la jeune arborait sur son visage une conformation splendide, comme pour y répondre ; et, sans la naïveté intrinsèque de l’œuvre, elle eût paru un décalque de notre éprouvée. Si ses traits n’étaient en rien altérés dans cette illustration d’un corps déjà glorieux, il en allait autrement de ses religieuses qui l’entouraient. L’effigie barrée d’un rouge goutteux, leurs lèvres et nez manquaient cruellement, jonchant plutôt les dalles de pierre de l’abbaye. Ces reliques labiales sur le sol, ingénument évoquées, semblaient la condamnation des vains babils, de la médisance et des jugements téméraires…

À l’extrémité gauche de ce cadre, des Vikings aux mines atroces, dont l’un ressemblait étrangement au seigneur de San Esteban, s’effaraient devant cet insoutenable spectacle ; deux d’entre eux incendiaient déjà le prieuré, qui devenait le bûcher et le sépulcre des moniales martyres, ci-devant jeunes et belles, dont l’âme quittait un corps conservé pur, – et encore purifié par les flammes…

Quel héroïsme, inspiré par le Saint-Esprit, quand tant de chrétiens et de chrétiennes avaient cédé, cédaient ou céderaient à la force brute… ! Ève s’était crue plus superbe que de raison ; Æbbe, au contraire, le voulut être moins qu’elle le demeurait malgré elle. Un rien, une lettre parfois, sépare deux antipodes.

Le plus grand mot de cette histoire, c’était la pureté, de corps et de cœur comme d’intention ; mais son plus grand miracle, outre la chasteté vaillamment conservée, ce fut la brusque conversion des bourreaux. Leur métamorphose participa sûrement à la naissance ou consolidation des royaumes chrétiens de l’archipel britannique.

« Cette sainte oubliée, dont on dit que le portrait me correspond fidèlement, aurait-elle quelque chose à me dire pour me tirer d’embarras… ? Sainte Æbbe, soyez-moi secourable ! »

Or la proximité du castel faisait violence à son esprit. Sa respiration se tendait, les battements de sa poitrine tournaient au tumulte. Oppressée, la malheureuse fuit, sur ces impressions incendiaires et sanguinolentes, le temple où elle avait été baptisée deux décennies en amont.

« Réfléchissons encore… il doit bien y avoir une autre issue possible… et déjà, que m’a exactement dit le seigneur… ? » Et elle revivait en pensée tous les détails de sa comparution devant l’affreux nobliau.


Elle s’approchait alors de la chapelle Sainte-Marie des Augustins, d’où étaient partis les principaux de ses maux. María s’y engouffra et s’agenouilla tout de suite, les mains jointes et implorantes, au bout de la nef, face au lointain maître-autel honoré de la plus majestueuse des présences.

Tout à coup ses yeux s’ouvrirent, grands et lumineux. Une seconde étincelle de génie – ou d’héroïsme désespéré, tant son espérance était grande – frappait son intelligence. Elle se leva d’un bond et s’avança doucement vers une modeste chapelle latérale, habitée par un confesseur augustin qui ne pouvait que tuer le temps en oraisons, c’est-à-dire le faire fructifier, faute de pénitents. Croyant devenir folle, la belle blonde pallia cette pénurie et se soumit à ses conseils autorisés.

Quelques minutes plus tard, un religieux sexagénaire et sa dirigée quittèrent la place.

Avant de s’orienter vers la sacristie et de faire un tour en clôture, le prêtre dit à son interlocutrice, au pied du chœur :

« Attendez-moi ici, je vais chercher ce que vous demandez. »


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Catégorie (1) Littérature 
   
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